Le livre « O movimento modernista no Brasil », publié dans Cadernos de Cultura e Pensamento, s’intéresse à Mário de Andrade (1893-1945) dans ses dernières années, à travers deux essais et deux entretiens publiés entre 1939 et 1944. L’un d’entre eux, un entretien réalisé pour la revue Diretrizes en 1944, montre la pensée politique de l’écrivain de manière très percutante. Nous le reproduisons ici.
Figure omniprésente de nos événements littéraires de ces vingt dernières années, Mário de Andrade, d’admirable auteur de Macounaïma, a vu son nom encore une fois largement cité, dernièrement, avec la publication de sa préface au livre d’Otávio de Freitas Júnior, forte et sincère profession de foi démocratique, gorgée de confessions et d’affirmations des plus courageuses manifestées publiquement, par nos intellectuels brésiliens du moment.
Recherché par Diretrizes, à São Paulo, Mário de Andrade, dans un entretien que nous publions ici, réaffirme ses points de vue, condamnant ouvertement tous les artistes et intellectuels qui, de diverses manières, collaborent avec les fascistes ou para-fascistes, ces derniers ayant aussi été dénoncés, récemment, dans un discours de Gilberto Freyre.
Avec la sincérité de ses affirmations, la gravité des accusations portées par l’écrivain pauliste, cet entretien de Mário de Andrade est fatalement voué à la plus grande répercussion nationale. En résumé, c’est une incroyable déclaration de guerre contre « une grande partie de l’intelligence brésilienne, qui s’est vendue aux maîtres de la vie. »
Dans sa préface au livre d’Otávio Freitas Júnior, Mário de Andrade a écrit certaines choses très sérieuses sur un ton quasi pathétique. Des choses qu’il vaut toujours mieux répéter. « J’affirme » (je cite ici le grand écrivain pauliste) « que la jeunesse d’aujourd’hui est en possession d’une vérité. Nous tous, mais vraiment tous, intellectuels et dirigeants, nous savons que la jeunesse qui a aujourd’hui entre vingt et trente ans, détient une vérité unique. Et ceux qui parmi ces jeunes gens ne connaissent pas cette vérité, c’est qu’ils font semblant de ne pas la connaître. Et il y a aussi nombre de… des autres. Les sales, ceux qui se sont vendus, qui se sont placés dans le camp de la contre-vérité. Eux-mêmes, à l’instar des dignes, crient par leurs yeux, leurs mains, et chaque pore de leur peau l’existence de cette vérité. Et les jeunes veulent proclamer cette vérité qui va arriver, mais ils ne le peuvent pas. Cette jeunesse est étranglée et clabaude sourdement. Mais ce n’est ni par ignorance ni par inadvertance, pas même par mépris que cette jeunesse s’est étranglée. On a étranglé la jeunesse. » Tout cela, on le voit bien, est grave, et même très grave. Les paroles sont exactes, étonnamment exactes. La jeunesse veut parler et ne le peut pas. Elle a un os dans la gorge. Et c’est pour cela que Mário de Andrade a si bien utilisé le moche et désué « clabauder. » Il n’y a qu’un verbe de ce genre pour définir l’état d’esprit de la jeunesse. Seulement de la jeunesse ? Non. Des jeunes, des hommes mûrs, et des vieux. Ils « clabaudent » tous. Il n’y a rien d’autre à faire que « clabauder. » Oh, comme il est bon de « clabauder » ! Dans le secteur littéraire, on trouve aussi autre chose, tout aussi étonnante. Ceux qui ne « clabaudent » pas, se chamaillent entre eux et gaspillent bêtement leur énergie. Et c’est avec une infinie tristesse que nous voyons le nom, propre, d’un grand poète, agressé dans un débat stérile et stupide, qui rappelle la célèbre « guerre du romarin et de la marjolaine. » Du calme, messieurs. Pourquoi parler de football et de cinéma muet dans un moment pareil ? Ces petites discussions ne font qu’accroître la confusion qui nous a poussés à conjuguer, avec une certaine bizarrerie et de manière parfois tragi-comique, cet infame verbe « clabauder. » Nous « clabaudons », certes, décemment.
J’ai rallongé cette introduction pour prévenir que j’ai réalisé un entretien avec Mário de Andrade, qui n’a rien à voir avec les petites guerres littéraires que se livrent en ce moment les « innocents » des différentes plages cariocas. Toute ressemblance avec des personnes et des faits connus est purement occasionnelle et inévitable. C’est bien pour cette raison que je souhaite clarifier que j’ai recherché l’auteur de Macounaïma sans arrières pensées. Les mots de Mário de Andrade sont durs, et blesseront beaucoup de monde. Patience. Ce sont des mots qui doivent être entendus. Cet entretien est bien une définition de l’attitude de l’artiste face à la guerre. Une sorte de Code de l’Éthique. Rares sont ceux, à l’instar du grand poète et critique de São Paulo, qui seraient plus indiqués pour une tâche si difficile, dont j’ai fait le sujet central de ce reportage. La vie littéraire de Mário de Andrade est une lutte constante. Les articles de critique et polémique qu’il a rédigés dans divers journaux et magazines pourraient remplir six livres, et effectivement les plus importants seront publiés sous cette forme, dans l’édition Obras Completas de Mário de Andrade, à l’initiative de la Livraria Martins. Ce n’est pas sans raison qu’il a été baptisé le « pape du modernisme. » Je reconnais que ce titre est pompeux, mais il ne fait aucun doute qu’il donne le ton du rôle de l’écrivain : sa ligne de conduite, son action prodigieuse, sa foi en la littérature, et ses valeurs morales. Pour toutes ces raisons, Mário doit être considéré comme le représentant le plus important des agitateurs du mouvement. Mais pas seulement. Aujourd’hui, plus de vingt ans après la charismatique Semana de Arte Moderna, nous constatons que c’est son œuvre qui a eu le plus d’écho au sein de la jeune génération, justement parce qu’ils ont aujourd’hui entre vingt et trente ans, « cette jeunesse étranglée. » Je crois que cela explique suffisamment le pourquoi de cet entretien, que je trouve très opportun. Des plus opportuns qu’on aurait pu réaliser, en ce moment.
Cette condition de « pape » (désolé, Mário), n’est une immunité pour personne. Mário de Andrade ne vit pas sur un autel, déifié en permanence par des enfants de chœur. Il ne vit pas non plus reclus dans une tour. L’écrivain agit, il est toujours en train d’agir. Il ne se refuse jamais aux jeunes. Ses paroles sont toujours écoutées avec respect, parce qu’elles viennent de lui. Il en a été de même avec les jeunes de Clima, dont l’article de présentation, rédigé par Mário de Andrade, recèle un grand sens politique et humain. Il s’intitule “A elegia de abril”. On dirait le titre d’un poème. Cet article est un appel à la responsabilité. L’écrivain ne croit pas en les hommes de sa génération, mais il a foi en les jeunes. Il fait pénitence. C’est peut-être parce qu’il croit en avoir fait si peu qu’il a tellement confiance en la jeunesse. Ah, ces jeunes étranglés, qui « clabaudent. » Mais Mário de Andrade a fait beaucoup. Son œuvre littéraire est immense, et ouvre des chemins en poésie, en contes, dans le roman, la critique, le folklore, et la musique. Et principalement sur les questions du style et de la forme de l’expression littéraire, c’est-à-dire la technique d’écriture. Mário de Andrade est bien un maître pour les nouvelles générations. Mais enfin, cette introduction n’a que trop duré. Et l’entretien ? Le voici.
L’ENTRETIEN
Bien que les signes de sa longue maladie soient encore très visibles sur son visage, Mário de Andrade m’a semblé rajeuni quand l’un de ces matins, je suis allé le quérir dans sa maison de la rue Lopes Chaves, dans le quartier de Barra Funda, à São Paulo. C’est une maison simple, sans luxe. Mais elle est pleine de tableaux, de livres, de musiques. Lhote, Picasso, Portinari, Segall. Sans parler de sa collection de dessins et gravures qui remontent plus ou moins au XIXe siècle. Et les livres ? Il y a de tout. Principalement sur l’art et la littérature. La musique est en bas, dans une petite pièce avec un portrait de Beethoven. Je sais qu’il existe un peu plus de vingt mille morceaux, tous dûment catalogués dans la bibliothèque de Mário de Andrade. L’écrivain me reçoit, au début, dans une pièce de l’étage supérieur, où j’ai vu, pour la première fois, les tableaux d’Anita Malfatti : “L’homme jaune” et “L’étudiante russe”, qui avaient fait tant de vagues à l’âge d’or du modernisme. L’exposition d’Anita Malfatti, considérée comme marquant le début du mouvement, a été un scandale. Monteiro Lobato s’est fendu d’un article violent, et criblé d’erreurs, contre sa peinture. Regardez bien « L’homme jaune. » Pour autant que j’y cherche, je n’y trouve rien en trop. Sans être académique, c’est un tableau normal. Pour quelle raison a-t-il suscité une si grande fureur chez Monteiro Lobato ? C’est bien une chose que je ne comprends pas.
– Vous le trouvez normal, n’est-ce pas ? Cela signifie que nous n’avons pas fait le modernisme en vain. Pour l’époque, « L’homme jaune » était une folie. Rares sont ceux qui l’ont compris, presque personne ne l’acceptait. Anita est une pionnière.
L’entretien commence comme cela, par ce chemin détourné. Je trouve l’écrivain plus loquace que jamais, très satisfait de sa maladie (ulcères duodénaux, pour ceux que cela intéresse.) Au cours des longues journées qu’il a dû passer alité, Mário de Andrade n’a pas interrompu son activité journalistique, écrivant tous les jeudis un long article sur la musique pour la Folha da Manhã de São Paulo. Désormais, il écrira régulièrement aussi pour le Correio da Manhã. Il me montre son premier article publié dans le journal carioca. Il porte sur le musicien soviétique Chostacovitch, auteur d’une symphonie célébrant l’héroïsme des défenseurs de Léningrad et de l’Hymne des Nations Unies. C’est sa composition la plus récente, dont je n’avais pas entendu parler.
– Dans l’article sur Chostacovitch, je reprends une de mes vieilles antiennes : l’art intéressé. Je trouve que l’artiste, même s’il le voulait, ne devrait jamais faire de l’art intéressé. L’artiste peut penser qu’il ne sert à personne, qu’il ne sert qu’à l’Art, disons. Et c’est une erreur, une illusion. Dans le fond, l’artiste est un instrument entre les mains des puissants. Le pire c’est que l’artiste honnête, tout à son illusion de l’art libre, ne se rend pas compte d’être cet instrument, et bien souvent pour des choses terribles. C’est le cas des écrivains apolitiques, serfs inconscients du fascisme, du capitalisme, de la cinquième colonne.
Mário de Andrade explique toujours le fond de sa pensée, en bon pauliste.
RESPONSABILItÉ
La conversation tombe ensuite dans la polémique « art pur » et « art intéressé. » Mário de Andrade me donne son avis sur la question :
– Jusqu’au XVIIIe siècle, l’intellectuel était employé par les princes. Il vivait donc entre les chaînes de ses mécènes. Il était payé pour dire du bien, flatter. Au XIXe, il y a eu l’art libre. L’intellectuel s’est libéré. Et avec cette liberté, il ne devait plus rien à personne, il est devenu irresponsable. C’est sa grande erreur. Liberté ne veut pas dire irresponsabilité. Et cela parce que, entre l’écrivain et le public, il y a une relation, un engagement. C’est le public, ou mieux encore la société qui protège l’écrivain, qui lui donne tout, dont l’art, et les applaudissements, deux choses indispensables à la vie de chacun. Par conséquent, aussi pour l’artiste. Je fais ici référence à l’artiste en général. Pas seulement aux écrivains, prosateurs et poètes, auteurs de fiction ou pas. Mais aussi aux peintres, sculpteurs, architectes, musiciens. Tous, nous tous, nous sommes responsables. Face au public, face à la société. L’écrivain est même responsable de la graphie de ses mots, tout autant que de leur message. Si la société est en danger, on en conclut que l’écrivain a l’obligation indéclinable de la défendre. Malheureusement, rares sont ceux parmi nous qui relèveraient le défi. Les uns, parce qu’ils n’en ont pas la conscience professionnelle. Les autres, parce qu’ils n’ont pas la moindre conscience que ce soit. Il n’y a nulle part où fuir. Personne ne peut croiser les bras en simples spectateurs des compétitions sociales. Il en va de même pour la guerre, la lutte des démocraties contre les fascismes de toute sorte. La guerre n’est pas un théâtre, un spectacle auquel on peut confortablement assister depuis sa loge. Tout le monde se bat, même si on n’en a pas envie. Qu’on le veuille ou non. Et donc, l’écrivain doit fatalement servir : dans un camp ou dans l’autre. Les intellectuels brésiliens qui collaborent encore avec les journaux fascistes doivent se convaincre qu’ils font erreur. Il ne s’agit pas seulement d’écrire pour gagner 200 cruzeiros pour un petit article et plastronner ensuite qu’ils sont libres. Ils ne le sont plus, c’est ça la vérité. Ils le sont peut-être pour le premier, ou le deuxième article. Mais peu à peu, mille fils invisibles se tissent autour du pauvre diable, et un jour il est perdu. C’est triste à dire. Mais tel est la situation de la majorité des écrivains brésiliens qui collaborent avec les journaux fascistes. Nombre de ces écrivains, je le sais bien, ne sont pas fascistes. Mais ils finiront par le devenir. Pour le moment, du moins, ils servent déjà le fascisme.
– Mais vous aussi, Mário, vous collaborez à Atlântico.
– C’est vrai. J’ai publié un article dans Atlântico. Et j’avoue que je m’en mords les doigts. Lorsque je me suis rendu compte de l’erreur que j’étais en train de commettre, il était déjà trop tard. Je reconnais que j’ai eu tort. Vous avez ma parole d’honneur qu’on ne m’y reprendra plus.
EXPÉRIENCES
Le sujet est toujours le même.
– On comprend vite que je parle d’expérience. Mais je veux montrer que j’ai été cohérent. Je ne fais pas de l’art pur. Je n’en ai jamais fait. Sur ce point, en particulier, je sens que je suis en désaccord avec des amis et des camarades chers, des amis et des camarades que je considère comme des maîtres. J’ai toujours été contre l’art désintéressé. Pour moi, l’art doit servir. Je peux dire que, depuis mon premier livre, je fais de l’art intéressé. À l’époque, en 1917, si j’avais voulu, j’aurais pu faire un livre en rimes moins mauvais pour le présenter au public. J’avais des cahiers et des cahiers noircis de sonnets et de poésies qui sonnaient bien mieux que Há uma gota de sangue em cada poema. Mais non. J’ai senti qu’il fallait que je publie mon premier petit livre de poèmes pacifistes, écrit sous le coup des émotions de la guerre de 1914. Ils me semblaient plus utiles que les sonnets et les poésies en rimes.
Je me souviens que le premier livre de Mário de Andrade portait le pseudonyme Mário Sobral. Pourquoi ce pseudonyme ?
– Par timidité – me rétorque le poète du tac au tac. Tous ceux qui me connaissent savent que je suis timide. Mes publications ne sont pas une preuve de courage. Ce sont les produits de ma vie d’introspection. Je ne remplis, je me remplis, et tout d’un coup, je déborde.
Et c’est ainsi qu’il en vient à me faire un aveu intéressant :
– Il est fort possible que je n’aurais jamais publié une ligne si je n’avais pas eu la certitude que ma littérature pourrait être utile. En fait, je n’avais pas l’intention de publier le moindre poème de Pauliceia Desvairada. Et un jour j’ai compris que mes poésies pouvaient potentiellement irriter la bourgeoisie. Ça a été le déclic. Et pour le reste de ma carrière littéraire, j’ai suivi la même ligne de conduite. Je ne publie que ce qui peut servir. Toutes mes œuvres ont une intention d’utilité. Les choses de pure préoccupation esthétique que j’ai fait pendant un temps, je les ai détruites. Elles n’intéressaient que moi, en termes d’acquisition de technique personnelle.
Et Mário de Andrade de marteler :
– L’art doit servir. Cela fait des années que je le répète. Il est vrai que j’ai commis beaucoup d’erreurs dans ma vie. Avec mon « art intéressé », je sais que je ne me suis pas trompé. J’ai toujours pensé que le plus grand problème des intellectuels brésiliens, c’était cette recherche d’un instrument de travail qui les rapproche du peuple. C’est cette notion prolétaire de l’art, dont je ne me suis jamais éloigné, qui m’a poussé, dès le début, à essayer de m’exprimer en brésilien. Parfois au sacrifice de l’œuvre d’art elle-même. Par exemple, pour être clair, mon roman Aimer, verbe intransitif. Sans cette volonté délibérée d’écrire brésilien, j’imagine que j’aurais produit un bien meilleur texte. Le sujet était vraiment bon. Mais il m’intéressait bien moins que la langue, dans ce livre. Un autre exemple : Macounaïma. J’ai voulu écrire un livre dans tous les patois régionaux du Brésil. Le résultat, comme on l’a dit, c’est que le texte est incompréhensible pour les Brésiliens. Je sais bien que ma littérature est très expérimentale. Peu m’importe. Et je ne m’excuserai pas.
CONSCIENCE
Pour Mário de Andrade, ce qui compte le plus, c’est l’action. D’où son admiration pour un certain Valentim Magalhães, homme de lettres médiocre, mais actif.
– Valentim Magalhães a tout essayé. Il a participé à tout ce qui existait de mouvements littéraires, c’est lui qui me l’a dit.
Mais le cas du poète de Remate de males est bien différent. Valentim Magalhães n’agit peut-être qu’au gré de son tempérament en ébullition. De son côté, Mário a toujours agi en toute conscience. Si bien qu’il peut tenir ce discours, quand il aborde encore une fois le modernisme :
– Je savais bien qu’il ne me suffirait pas d’être spontané. Il me fallait aussi avoir une conscience professionnelle. Lorsque j’utilisais « me » en début de phrase, ce n’était pas simplement pour le plaisir d’écrire différemment. Je savais ce que je faisais. Et pour ça, j’ai travaillé. J’ai cherché honnêtement une manière d’écrire en brésilien. Et je crois que je l’ai trouvé. Du moins, j’ai aidé à ouvrir la voie.
– Vous avez annoncé, un jour, la sortie de Gramatiquinha da língua brasileira. Pourquoi ne l’avoir jamais publié ?
– Parce qu’il ne s’agit pas de la langue, mais bien du parler brésilien. Je n’avais pas la prétention de créer une langue brésilienne. Aucun écrivain n’a jamais créé la moindre langue. J’ai annoncé le livre, c’est vrai, et je ne l’ai jamais écrit. Je l’ai annoncé parce qu’il me semblait nécessaire au mouvement moderne. Pour conférer plus d’importance à toutes ces choses que nous voulions défendre. Il est encore très tôt pour écrire une Gramática da língua brasileira. Je voulais tirer la sonnette d’alarme sur les abus d’un « mauvais écrit. » Nous étions en train de tomber dans l’excès inverse, comme l’a très bien observé l’un des rédacteurs d’Estética, je ne sais plus si c’était Sérgio Buarque de Holanda ou Prudente de Morais Neto. Nous créions « l’erreur brésilienne. » Et quand je dis « bien écrire », j’étends la question au problème de l’orthographe. Pour moi, c’est un problème d’ordre moral. C’est une responsabilité supplémentaire qui s’ajoute au travail de l’écriture. Peu m’importe de savoir si unetelle ou telle autre est la graphie qui va bien. Il nous faut une orthographe. Qu’on décide d’écrire « cheval » avec trois V, peu importe. Mais il faut en finir avec cette confusion. Rien ne m’irrite plus que la fausseté de l’orthographe anglaise, par exemple. Je ne comprends pas pourquoi le mot right s’écrit g-h-t. Et pourtant, c’est vraiment comme cela qu’il s’écrit. Écrivez-le différemment en Angleterre ou en Amérique, et on vous taxera d’ignorance. Ici, non. Tout le monde écrit comme bon lui semble. L’État de Bahia a un h. La baía (baie) de Guanabara n’en a pas. Je me dis que cette question de l’orthographe est pour beaucoup dans le désordre mental au Brésil. Et d’une certaine manière, elle a empêché nombre d’écrivains de se construire une conscience professionnelle.
PARALLÈle
Revenons-en à la question de « l’art intéressé. » Je suis curieux de savoir quelles relations existent entre « l’art intéressé » et la liberté de penser et d’écrire, selon Mário de Andrade. Là, l’écrivain ne veut plus discuter. Il préfère écrire sa réponse. Le lendemain, je suis allé la chercher. La voici :
– Le sujet est si grave et d’une si grande complexité que je me montrerais superficiel en essayant de synthétiser tout cela dans les limites d’une interview. Il est assez désagréable d’avoir l’impression de faire de la publicité à mes propres œuvres, mais la réponse à certains aspects de votre question se trouve dans quelques-uns de mes essais, rassemblés dans le Baile das quatro artes et dans les Aspectos da literatura brasileira. Toute analyse psychologique, même légère, de la manifestation artistique, est toujours intéressée, et toute œuvre d’art est, à son tour, une « œuvre de circonstance », c’est-à-dire née d’une occasion, sociale ou individualiste, à laquelle l’artiste a accordé de l’intérêt. En ce sens, ce n’est pas l’art qui se modifie, mais la qualité de l’intérêt qui pousse l’artiste à faire de l’art. C’est presque exclusivement dans la civilisation chrétienne que l’inflation de l’individualisme a permis ce pernicieux vacillement de qualité dans un intérêt qui, de social qu’il a toujours été, est bien souvent devenu confidentiel et individualiste. “Elegia de abril” et “O movimento modernista” prouvent d’autant plus que je ne suis absolument pas un mystique de la liberté de penser, mais je suis convaincu que des notions comme celle-là ou comme la démocratie impliquent un certain nombre de principes sans lesquelles elles ne peuvent pas exister. Impossible d’imaginer la démocratie sans opinion publique, comme il est impossible d’imaginer la liberté de penser sans acquisition d’une technique de réflexion, chose bien plus rare qu’on ne le suppose.
Et approfondissant ce qu’il a dit plus haut :
– Et effectivement, lorsque je pense qu’une grande partie de l’intelligence brésilienne s’est vendue aux seigneurs de la vie, je suis loin d’affirmer qu’elle s’est abaissée au point de signer une transaction avec contrats devant notaire. Mais comme il n’a pas de technique légitime de réflexion, ce monde intellectuel s’adonne facilement à des sophismes et des confusionnismes en tous genres, dont le fameux « art pur » n’est que l’expression la plus maligne. Comprenez-moi bien : je ne nie pas la possibilité ou la valeur de ce que nous appelons « art pur », je dis simplement que l’intellectuel en use pour se sauvegarder et se libérer de ses devoirs moraux non seulement d’homme, mais aussi d’artiste. Et l’intellectuel se rétracte dans sa pseudo-pureté de pensée – de pensée ! – alors que la vie est de plus en plus ignoble dehors, et que l’homme est de plus en plus esclave. Mais l’intellectuel imagine que lui (lui seul, voyez-vous !) n’est pas esclave, puisque sa pensée, son art est libre ! Ne peut-il donc pas composer une symphonie « art pur », un sonnet sur l’amour ou sur rien du tout, un tableau avec des poissons et des petites marguerites ? Bien sûr qu’il le peut. « Mon art est libre ! » Et l’intellectuel adhère au sophisme qu’il a la liberté de pensée simplement parce qu’il n’a pas une technique de réflexion suffisante pour avoir le courage de pousser sa réflexion jusqu’au bout. Parce qu’en vérité, sa pseudo-liberté consiste à séquestrer de leurs manifestations intellectuelles toutes ces questions capitales, dont la qualité d’intérêt est sociale, et qui auraient déplu au chef pour qui il travaille, au directeur de journal pour lequel il écrit, ou qui pourraient lui attirer des ennuis avec la Gestapo.
PARTICIPATION
Toujours en réponse à la même question, Mário de Andrade poursuit :
– Donc, l’intellectuel n’en reste pas là. Son esclavage par les maîtres de la vie est encore plus confusionniste et indécent. Il « participe. » N’a-t-il pas affirmé, dans un article, qu’il était antinazis ? L’autre jour n’applaudissait-il pas parce que le Brésil est entré dans la guerre ? Et n’en a-t-il pas payé les impôts pour ce faire ? N’a-t-il pas jugé, dans une de ces conversations de bar, que nous devrions nous prémunir contre les futurs possibles impérialismes des grandes démocraties ? Oui, il a fait tout cela, le héros ! Et alors l’intellectuel peut se reposer, s’imaginant qu’il a rempli son devoir puisqu’il n’a fait que la moitié (la plus facile d’ailleurs) de ce qui relevait de sa responsabilité : sa responsabilité envers lui-même. Mais sa responsabilité envers son public, il ne s’en occupe pas et ne s’en occupera pas. Parce que ça, c’est difficile, ça, ça implique des sacrifices (et je reconnais volontiers que le sacrifice de sa propre œuvre n’est pas le moins douloureux), ça, ça implique un exercice de non-conformisme. Parce que le non-conformisme de l’intellectuel, ce n’est pas seulement crier et signer : « je suis antinazi ! », « je suis pour la démocratie ! » ou ceci ou cela. C’est tout juste bon à faire parler de soi. Le non-conformisme implique non seulement la réaction, mais aussi l’action. Et c’est dans cette action que réside la responsabilité publique de l’intellectuel. L’art, c’est exactement comme une chaire, une forme d’enseignement, une proposition de vérités, le désir qui guide vers une vie meilleure. L’artiste peut ne pas être versé en politique en tant qu’homme, mais l’œuvre d’art est toujours politique en tant qu’enseignement et leçon ; et quand elle ne sert pas une idéologie, elle en sert une autre, quand elle ne sert pas un parti, elle sert son rival.
L’écrivain détaille encore plus son point de vue :
– Il suffit de parler de « thèse », mon ami. Nous sommes partis du principe que l’art est désintéressé, que l’artiste est normalement un être à part, un individu qui, par la nature de son « statut » peut être un « clerc. »* Si l’on veut, je peux concéder tout cela. Mais « normalement », s’entend. J’accepte qu’un intellectuel ne s’intéresse pas à la guerre franco-prussienne, à la guerre russo-japonaise, et même, mais plus difficilement déjà, à la guerre du Transvaal ou à la guerre sino-japonaise. J’accepte qu’un intellectuel brésilien hésite à prendre parti face à Palmares. Je reconnais, je comprends, j’approuve et j’applaudis sa non-participation directe dans les révolutions comme celles de 1924, 1930, ou encore plus celle de 1932. Mais si ces guerres et révolutions peuvent entrer dans le cadre des conditions normales d’organisation sociale d’une civilisation donnée, il n’en va pas de même avec certaines conditions absolument anormales de la vie, où réside l’essence même d’une civilisation qui périclite, comme pour la lutte entre chrétiens et maures, ou que périclite la nature même de l’homme, comme dans la lutte contre le nazisme.
Enfin, il dit clairement où il veut en venir :
– Dans des moments comme celui-ci, le doute n’est pas permis : le problème de l’homme est si décisif que le problème de l’artiste n’existe plus. Il n’y a plus de problème professionnel. L’artiste doit, doit absolument se laisser de côté. Confrontés à une telle situation universelle de l’humanité comme celle que nous traversons, les problèmes professionnels des individus sont si mesquins que ça en donne la nausée. Et dans le moment actuel, l’artiste qui superpose ses problèmes intellectuels aux problèmes de l’homme choisit de se sauvegarder dans une confusion qui n’a rien de noble.
Diretrizes, 6 janvier 1944